La province de Mardin bénéficie depuis quelques années de projets archéologiques dynamiques qui demeurent peu connus. La situation périphérique de la province, située en Anatolie orientale, à la frontière de la Syrie, et son contexte géopolitique fragile, font obstacle à l’investissement des archéologues sur le terrain. En outre, l’intensité des pillages pèsent gravement sur l’avenir de la recherche et nous privent de sites grandioses comparables à ceux du Levant ou de la Basse-Mésopotamie. Le nombre de projets menés dans la province de Mardin a de ce fait toujours été limité. Pourtant, leur essor est évident depuis les années 2010. Le Musée de Mardin (Mardin Müzesi) s’est pleinement investi dans la recherche archéologique pour valoriser un patrimoine trop longtemps délaissé. Ces efforts sont soutenus par le département d’archéologie de l’Université Artuklu (Artuklu Üniversitesi) depuis 2017 et par le ministère de la Culture turc, très attentif au potentiel archéologique du territoire. Il est donc grand temps de faire un point sur ces développements, auxquels j’ai eu le privilège de participer depuis maintenant sept années. Je présenterai ici les actualités archéologiques de la province de Mardin pendant ces deux dernières années, entre 2022 et 2024, en rappelant les dernières découvertes et le futur de chaque projet.

I. Actualités des recherches sur la Préhistoire

1. Fouille de Boncuklu Tarla (2012, 2017-2024)

Le village néolithique de Boncuklu Tarla est installé sur la rive droite du Tigre, dans la vallée de Germav. Des fouilles d’urgence y ont été menées sous l’égide du Musée de Mardin et, à partir de 2017, sous la direction scientifique d’Ergül Kodaş (Artuklu Üniversitesi, chercheur associé de l’IFEA, chercheur associé au CIRB du Collège de France). Il s’agit depuis 2021 d’une fouille programmée menée par une équipe internationale dynamique.

Les fouilles conduites en 2022 visaient les niveaux PPNA (Pre-pottery Neolithic A) et PPNA-PPNB transition des parties est et sud-est du site. Elles ont permis de mettre au jour 3 bâtiments à piliers et contreforts. Deux autres bâtiments similaires ont été mis au jour en 2023 et 2024. La saison de 2022 a également révélé la présence de récipients en terre cuite dans un bâtiment de plan circulaire situé dans la partie est du site. Cette découverte surprenante fait l’objet d’une étude menée par Rana Özbal, Natalia Petrova et Ergül Kodaş dont la publication est prévue pour 2025. En 2023, les archéologues se sont intéressés à la partie ouest du site, dans laquelle ils ont mis au jour plusieurs bâtiments datés du PPNB ancien dont le plan en grille est comparable aux « grill buildings » construits à la même période sur le site de Çayönü. L’année suivante, en 2024, l’équipe a pour la première fois mis au jour des sépultures datées du PPNA dans la partie sud-est du site, à l’intérieur d’un habitat domestique. Au moins 15 individus ont ainsi été exhumés. Le mobilier funéraire qui les accompagne est riche, composé de colliers à pendentifs, de labrets, et de bracelets en marbre.

Au total, ce sont pas moins de 30 000 parures funéraires en pierre, en os et en cuivre natif qui ont été découvertes depuis 2022 par les membres de l’équipe de Boncuklu Tarla. L’étendue du site, son amplitude chronologique, la diversité des vestiges architecturaux, le nombre et la richesse des sépultures, en font désormais un site incontournable pour l’étude du néolithique et de la néolithisation, des gestes funéraires et de l’identité personnelle dans le nord de la Mésopotamie. Les fouilles se poursuivront en 2025 et se focaliseront sur deux bâtiments de plan circulaire découverts au terme de la dernière saison de fouille.

Publications récentes :
E. Kodaş, E. L. Baysal, K. Özkan, 2024. Bodily boundaries transgressed : corporal alteration through ornamentation in the Pre-Pottery Neolithic at Boncuklu Tarla, Türkiye, Antiquity 98 (398), 323-342.
https://doi.org/10.15184/aqy.2024.28

E. Kodaş, 2023. The Younger Dryas layer at Boncuklu Tarla and the beginning of village life in the upper Tigris Basin, Archaeological Research in Asia 35, article 100460.
https://doi.org/10.1016/j.ara.2023.100460

2. KADYN Archaeological Project (2022-2025)

Une prospection archéologique ciblant pour la première fois uniquement les sites préhistoriques du piédmont de Mardin a débuté en 2022 sous la direction d’Ergül Kodaş (Artuklu Üniversitesi). Elle se déroule dans les districts de Kızıltepe, Artuklu, Derik, Yeşilli et Nusaybin. 120 sites ont été identifiés au terme des 3 premières saisons, parmi lesquels se trouvent 60 sites paléolithiques et 60 sites épipaléolithiques ou néolithiques précéramiques. On notera également que 48 des 60 sites paléolithiques sont des grottes occupées pendant la période épipaléolithique ou paléolithique, et que certaines comportent des couches d’occupation susceptibles d’être fouillées. Les 12 autres sites sont en plein air. Outre son importance pour l’inventaire archéologique de Mardin, cette prospection permet de discerner l’existence d’une région dont la culture matérielle et les vestiges architecturaux présentent des caractéristiques différentes de celles des régions de Şanlıurfa, du Tigre et de la Jézireh. L’objectif du KADYN Archaeological Project est de mieux comprendre l’occupation de la région de Mardin pendant la période du Younger Dryas (Dryas récent) et le début de l’Holocène et d’en souligner toute l’originalité.

Publication récente :
E. Kodaş, 2023. Some Observations on the Neolithisation Process in the Northeast Habur Region : Mardin/Turkey, Arkeoloji ve Sanat 174, 1-16.

3. Fouille de la grotte d’Uluköy / Elobrahimo (2023-2024)

La grotte d’Elobrahimo a été découverte en 2022 lors du KADYN Archaeological Project. Une fouille de sauvetage conduite par le Musée de Mardin sous la direction scientifique d’Ergül Kodaş (Artuklu Üniversitesi) a eu lieu pendant quatre semaines en juillet 2023 et pendant cinq semaines en avril-mai 2024. Les niveaux d’occupation s’étagent sur 3,5 m et sont datés de la fin du Paléolithique ancien (acheuléo-yabroudien et hummalien), du Paléolithique moyen (moustérien), et du Paléolithique supérieur. Des installations saisonnières épipaléolithiques ont été mises au jours dans la terrasse située à l’ouverture de la grotte. Celle-ci a donc été occupée pendant une période remarquablement longue qui a pu voir se succéder Erectus, Néandertal et Sapiens moderne.

Il s’agit plus généralement de la première fouille archéologique d’une grotte préhistorique dans le nord de la Mésopotamie, ce qui en fera un site de référence aussi bien pour dater d’autres abris sous roche que des sites en plein air. Les fouilles ont déjà permi de révéler de nombreux restes osseux et un riche matériel lithique dont l’étude est en cours. L’intérêt du site ne peut guère être mesestimé au regard du potentiel déjà révélé par les fouilles, qui se poursuivront en 2025.

Publications récentes :
E. Kodaş et al. 2024. Uluköy Mağarası Kazıları, Mardin/Türkiye : İlk Rapor, Arkeoloji ve Sanat, 1-16.

E. Kodaş, 2023. New Evidence of Pleistocene Hominin Occupation in Mardin Province, Southeast Turkey : Şıkefta Elobrahimo Cave, Antiquity 97 (394), e19.
https://doi.org/10.15184/aqy.2023.85

4. Fouille de Şika Rika (06/2024)

Şika Rika a également été découvert lors du KADYN Archaeological Project. Il s’agit d’un ensemble de sites localisés au sud-est de Mardin à la limite des zones cultivées irriguées par le Habur. Un village néolithique précéramique (Şika Rika 1) délimité par un enclos et un site épipaléolithique (Şika Rika 5) composé de bâtiments de plan circulaire dispersés ont fait l’objet d’une première saison de fouille en juin 2024 sous l’égide du Musée de Mardin et sous la direction d’Ergül Kodaş. L’objet de ces fouilles est le même que celui du KADYN Archaeological Project présenté plus haut. Une seconde saison de fouilles est prévue en 2025.

II. Actualités des recherches sur la Protohistoire

1. Prospection des districts de Mazıdağı, Derik et Kızıltepe (2020-2025)

Trois districts de la province de Mardin sont prospectés depuis 2020 par Bülent Genç (Artuklu Üniversitesi). L’objectif est d’y repérer le plus grand nombre de sites archéologiques, toutes périodes confondues. Au total, 31 sites avaient été détectés dans 16 communes en l’espace de 12 jours en 2020. La prospection s’est poursuivie en automne 2022, 2023 et 2024.

J’ai participé à la première saison avec pour rôle de repérer les tessons antiques et de les étudier. Les résultats de cette étude sont consignés dans ma thèse doctorale, qui en a grandement bénéficié (Prospection en Mésopotamie (Province de Mardin, Turquie) : étude de la formation d’une frontière aux périodes hellénistique et romaine du III^e s. avant notre ère à la première moitié du VII^e s. de notre ère, soutenue en octobre 2024). Un préhistorien, un protohistorien et un médiéviste étaient également présents. L’équipe participant à la prospection a néanmoins évolué au fil des saisons pour se réduire à des spécialistes de la protohistoire. Il est donc probable que les résultats de cette prospection, dont la publication est attendue, soient limités pour certaines périodes.

Ce projet porte néanmoins des fruits. Il a conduit à l’enregistrement de dizaines de sites archéologiques et l’étude de l’imposante collection de tessons qui a été réunie pourrait véritablement faire avancer la recherche. Plus spécifiquement, il a conduit à la publication d’un ouvrage concernant le bas-relief néo-assyrien de Yağmur (k. Evrihan) :

B. Genç, J. MacGinnis, 2023. The Assyrian Rock Relief at Yağmur (Evrihan) in the Tur Abdin, Oxford : Archaeopress.

2. Fouille du tell de Büyükboğaziye (2022-2024)

Bülent Genç a également pris la direction scientifique de la fouille de sauvetage du tell de Büyükboğaziye (k. Boxazî), situé dans le district de Kızıltepe à seulement 3 km de la frontière syrienne. Il s’agit de l’un des plus grands tells de Turquie, avec une superficie d’environ 20 ha pour le tell et d’au moins 40 ha pour la diffusion du mobilier céramique. Lors de ma visite en 2021, j’y avais relevé la présence de mobilier Halaf, protohistorique, avec une concentration importante de tessons datant des 5^e-3^e millénaires, de céramique Mitanni et de céramique assyrienne, puis hellénistique et peut-être sassanide tardive ou du début de l’Islam. Les premières saisons de fouille ont commencé à établir la présence de niveaux médiévaux, antiques et assyriens par l’ouverture de secteurs sur une surface de plus de 350 m². La poursuite des fouilles offre des perspectives de recherche intéressantes, avec surtout la possibilité de mettre au jour un matériel de référence pour de nombreuses périodes qui pourrait peut-être comprendre des archives cunéiformes. Le projet n’a pas encore fait l’objet de publication.

III. Actualités des recherches sur l’Antiquité

1. Fouille de Dara (2009-2020, 2023-2024)

La cité de Dara, fondée par Anastase I^er au début du VI^e s., est sans doute le site archéologique le mieux préservé de la province de Mardin. En dépit des destructions récentes, dues aussi bien aux pillages qu’à la croissance du village moderne, les vestiges architecturaux demeurent nettement visibles, ce qui en fait l’attraction principale de la région après l’ancienne ville de Mardin. Les fouilles se concentrent depuis 2016 sur un pan de la fortification sud dans lequel est situé l’entrée principale de la cité, aux abords de la rivière Kordès. Les opérations se prolongent également en direction du nord dans une zone identifiée comme le forum et une zone identifiée comme le lieu de résidence de la garnison militaire. Parmi les découvertes récentes, on peut noter un cylindre en cuivre hellénistique décoré de bas-reliefs bacchiques et des pavements de sols mosaïqués ainsi qu’un bas-relief zoomorphe sculpté dans un banc calcaire servant de soubassement pour un bâtiment de nature encore indéfinie.

2. Prospection de la Mésopotamie hellénistique et romaine (2019-2023)

Mon projet doctoral, mené entre 2019 et 2024, reposait sur la prospection des sites hellénistiques et romains de la province de Mardin. J’ai réuni des informations sur 229 sites archéologiques dont 89 ont été inventés dans le cadre de ma thèse. Mes objectifs étaient de localiser et dater le plus grand nombre de sites antiques afin de compléter l’inventaire archéologique de la province de Mardin et de mieux comprendre l’organisation du territoire de l’éparchie hellénistique, puis de la province romaine de Mésopotamie. Au terme de ce travail, mon archive comprend plus de 40 000 clichés pris sur le terrain documentant l’architecture, le mobilier céramique, numismatique et épigraphique des sites en question. Plusieurs publications sont prévues pour en rendre compte au cours de ces prochaines années.

3. Prospection archéologique de Mardin et Şırnak (2021-2022)

Hasan Menteş a conduit dans le cadre de son projet doctoral une prospection archéologique dans les provinces de Mardin et de Şırnak ciblant plus particulièrement les sites parthes, sassanides et romains afin d’en étudier le mobilier numismatique. Sa thèse, débutée en 2019, a été soutenue en 2023. Elle réunit du mobilier inédit recueilli auprès de villageois et des collections privées acquises par les musées de Mardin, Batman et Diyarbakır. Il s’agit de l’une des rares études s’intéressant à des territoires situés sur les deux rives du Tigre. Aucune publication n’est prévue à ce jour.

4. Fouille de la nécropole hellénistique de Nisibe / Antioche de Mygdonie (03/2023)

L’amorce d’un chantier de construction aux abords de la ville ancienne de Nusaybin a occasionné la découverte d’une nécropole antique. Le Musée de Mardin a conduit une opération d’urgence pour explorer le potentiel du site en mars 2023. Une prospection géophysique de la zone (qui représente 9 083 m²) a permis de repérer la présence de fosses et de structures éparses. L’objectif de l’équipe était de fouiller les sépultures avant qu’elles ne soient détruites par les travaux d’urbanisme en cours. L’ensemble ostéologique comprend onze individus découverts dans trois niveaux archéologiques datés par l’analyse du mobilier céramique des II^e et I^er s. avant notre ère. Cette fouille, bien que circonscrite, apporte les premières traces archéologiques de la cité hellénistique d’Antioche de Mygdonie.

C. Labedan-Kodas, M. Şan, V. Bağlayıcı et A. Acar, 2024. Fouille de la nécropole hellénistique de Nisibe (province de Mardin, Turquie) : rapport final de l’opération de sauvetage conduite en mars 2023, Anatolia Antiqua XXXII (à paraître).

5. Fouille de la villa romaine de Kela Hanma (09-10/2023)

Le Musée de Mardin est intervenu sur le site de Kela Hanma après la destruction de pavements de sols mosaïqués par des villageois. Une fouille de sauvetage a été conduite pendant quatre semaines en septembre 2023, suivie par quatre semaines d’opérations visant la consolidation et le déplacement des pavements vers le laboratoire de restauration du Musée de Diyarbakır. Un complexe domestique et quatre sépultures rupestres ont été documentées par l’équipe du Musée de Mardin, ainsi qu’un atelier de production d’huile ou de vin et une carrière d’extraction de pierre. Les autres vestiges présents sur le site n’ont malheureusement pas pu être relevés en raison du cadre limité du projet mais aussi des contraintes sécuritaires. Il s’agit en effet d’un site isolé, localisé à plusieurs kilomètres du village le plus proche dans une zone boisée commandant une vue remarquable sur le poljé de Mazıdağı. Je prépare avec Mehmet Şan et Volkan Bağlayıcı, fonctionnaires au Musée de Mardin, la publication du site pour 2025.

6. Fouille de Şika Rika (06/2024)

Le site de Şika Rika ne présente pas que des établissements préhistoriques. Je l’avais d’abord repéré par satellite par la présence de longs murs de pierre rectilignes visibles en surface, et une visite sur le terrain avait révélé la présence de mobilier céramique romain et médiéval. Une fouille de sauvetage a pu y être menée en parallèle des opérations effectuées à Şika Rika 1 et 5. L’ouverture de deux sondages en juin 2024 a permis de commencer à révéler la stratigraphie du site. Les travaux se poursuivront en 2025.

IV. Bilan

Les dernières opérations archéologiques conduites dans la province de Mardin offrent d’abondantes perspectives de recherches pour chaque période considérée. La multiplication des projets menés pendant ces dernières années est le fruit d’efforts coordonnés par de nombreux chercheurs travaillant à l’Université d’Artuklu et au Musée de Mardin en collaboration avec des collègues établis dans différents pays. Loin de s’essouffler, cette dynamique me semble s’étendre progressivement et bénéficier favorablement des projets archéologiques menés dans les provinces voisines. Le potentiel archéologique de Mardin est loin d’avoir encore été révélé et mérite donc toute notre attention.

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